L’innovation, qu’elle soit technologique ou organisationnelle, est un levier indispensable de la transformation du secteur de l’accompagnement aux personnes âgées. Or, si les initiatives se multiplient, le champ médico-social peine encore à s’approprier une véritable culture de l’innovation. Corinne Grenier, spécialiste de l’innovation en santé, nous explique les raisons de ces difficultés et dresse les pistes pour les dépasser.
Toute crise est un formidable terreau pour l’innovation, car des choses hors-normes se produisent.
Comment expliquez-vous le fait que l’innovation soit parfois si compliquée à mettre en oeuvre en EHPAD ?
C.G : Cela s’explique très certainement par un manque de culture de l’innovation ou de l’accompagnement à l’innovation. Aujourd’hui, on réduit trop souvent l’innovation à une obligation venant d’en haut, d’une Agence Régionale de Santé (ARS) ou d’une politique publique, ou à la seule implantation d’une technologie. Un autre biais est le fait de croire qu’il suffit d’implanter quelque chose qui aura fait ses preuves dans un autre contexte, pour que cela marche dans son établissement. Si l’on veut innover avec succès, il faut comprendre que l’innovation n’est pas qu’un outil. Il faut appréhender l’épaisseur qui la compose, sa complexité, au travers d’une approche à la fois managériale, organisationnelle et culturelle.
Ce manque de culture de l’innovation peut-il s’expliquer par le poids de la culture sanitaire qui imprègne les établissements ?
C.G : Pas seulement. En réalité, l’innovation n’est naturelle pour aucune entreprise, car elle demande de s’ouvrir aux autres, de travailler en collaboration avec des apporteurs d’idées, de technologies. Il est compliqué de se dire que d’autres ont peut-être de meilleures idées que soi ; et toute entreprise aura tendance de prime abord, à rejeter une idée qui ne vient pas d’elle. Mais il est vrai que le secteur médico-social est particulièrement régulé, ce qui ne facilite pas les choses. On voit là les effets de la loi de janvier 2002*, qui a néanmoins permis de professionnaliser un champ très disparate. Cette loi a porté ses fruits, mais on arrive peut-être à la fin d’un cycle. Le champ médico-social vit actuellement une profonde mutation et il est temps de repenser l’innovation différemment.
L’innovation n’est naturelle pour aucune entreprise, car elle demande de s’ouvrir aux autres, de travailler en collaboration avec des apporteurs d’idées, de technologies.
Comment cela ?
C.G : Repenser l’innovation, ce peut être, même si l’on manque encore un peu de recul, de s’appuyer sur ce que propose l’article 51 introduit par la Loi de Financement de la Sécurité Sociale pour 2018. Partir du terrain, passer par des phases d’expérimentation, et se poser ensuite la question de la généralisation. Une autre manière de réinventer l’innovation est d’intégrer le résident et peut-être ses aidants, dans le processus. Ils ont des choses à nous dire, il faut les écouter. Cependant, intégrer ces résidents dans un processus d’innovation n’est pas encore tout à fait naturel, je le vois quotidiennement au cours de mes formations. Pourtant, il existe aujourd’hui de nombreux outils pour récolter leur parole, leurs émotions et ainsi leurs attentes.
Quelles pistes suggérez-vous pour aider les établissements à s’ouvrir à l’innovation ?
C.G : Il faut tout d’abord s’inspirer de ce qui se passe dans d’autres secteurs, brasser les idées et les expériences. Et quand je dis ailleurs, je ne pense pas uniquement aux champs sanitaire et médico-social, mais à tous les domaines d’activité. Le secteur de l’hôtellerie, par exemple, pourrait apporter un certain nombre d’idées concernant l’accueil, les services, la relation aux résidents. Le champ de la dépendance et du handicap peut également offrir des expériences dites de l’inclusion sociale qui sont intéressantes pour les EHPAD. Pour résumer, il s’agit d’accepter un principe d’ouverture. Envers d’autres acteurs, d’autres partenaires, d’autres actions déjà menées ailleurs.
Pour autant, vous souligniez plus haut qu’il ne suffit pas de reproduire ce que l’on a vu ailleurs pour qu’une innovation fonctionne.
C.G : Tout à fait. Reproduire une idée qui vient de l’extérieur ne suffit pas à transformer la façon de considérer les résidents, une organisation de travail, ou une culture professionnelle. Avant toute action, il est nécessaire de porter des débats, d’interpeller les différents acteurs sur leurs pratiques, leur culture, afin d’anticiper les impacts de la solution que l’on souhaite implanter. Ce sont des situations de dialogue que l’on a tendance à esquiver par manque de temps ou en raison de difficultés organisationnelles. Pourtant, c’est souvent dans ces espaces de dialogue que se surmontent les obstacles. Un autre point essentiel est de rentrer dans des processus d’expérimentation, d’évaluation, et de retours d’expérience, pour être en capacité de comprendre ce qui fonctionne ou non. Pour résumer, si l’on doit innover dans une structure, il faut se dire : je me donne un ou deux ans pour pouvoir en discuter, expérimenter, évaluer et éventuellement faire des ajustements.
La mise en oeuvre de ces processus peut paraître insurmontable. Comment rassurer ceux qui veulent se lancer ?
C.G : Innover est effectivement un processus long, qui demande un accompagnement méthodologique. Mais, comme je le dis souvent aux directeurs que je forme, il existe de nombreuses structures et lieux pour les accompagner, les aider. C’est tout le succès des living lab en santé, des incubateurs ou des hackathons. En région PACA, je travaille par exemple avec le CIUS**. Celui-ci favorise des rencontres entre des apporteurs de solutions et des acteurs de santé, essaye de trouver des financements et mène parfois des actions de type living lab. Kedge Business School possède elle aussi un incubateur, pour accompagner ses étudiants ou anciens étudiants dans le développement de leurs projets. Ce type de structures foisonne car elles sont des « tiers-lieux » qui permettent de « sortir de son bureau », et d’oser se saisir d’idées et expériences différentes, en allant à la rencontre d’autres partenaires.
La crise sanitaire que nous vivons actuellement joue elle aussi un rôle d’accélérateur dans la mise en place d’innovations. Pourrait-elle initier une dynamique durable ?
C.G : Toute crise est un formidable terreau pour l’innovation, car des choses hors-normes se produisent. Par nécessité, beaucoup d’EHPAD se sont ainsi tournés vers l’extérieur, vers des associations, se sont ouverts sur leur territoire. L’autonomie des équipes, le poids des normes et de certaines procédures, ont également été questionnés. C’est un état d’esprit qu’il faut savoir entretenir pour se réinventer et ne pas retomber dans toutes les habitudes de travail. Il convient désormais d’évaluer et de capitaliser sur ces solutions « bricolées ». Il faut encourager les EHPAD à passer par des temps de réflexion, de discussion, pour déterminer ce qui est à conserver, et ce, en y associant l’ensemble des équipes. Il faut aussi redonner confiance à ceux qui font et qui connaissent leur métier, tant les directeurs, que les aides-soignants. Donnons-leur la parole, regardons comment ils ont fait, pour pouvoir s’en inspirer.
* Loi du 2 janvier 2002 rénovant l'action sociale et médico-sociale.
** Centre d’Innovation et d’Usages en Santé.
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